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Le cinéma genevois à l’écoute de l’adolescence, avec Fred Baillif

Publié par
EPIC-Magazine

Par Lucas Millet, publié le 29 avril 2020
Voir l’article source sur EPIC

crédit photo : Lucas Millet

Fred Baillif termine en ce moment la production de son quatrième long-métrage, Conte de Fées. Le cinéaste genevois a fait de son art un acte de solidarité sociale envers une génération adolescente en rupture.

Voir la bande-annonce

L’univers de Fred Baillif

Ne pas être aimé. Ne pas se sentir chez soi dans la société, ou au sein même de sa propre famille. Voilà le noyau central, la douleur primordiale autour de laquelle s’édifie l’univers filmique de Fred Baillif. Ses personnages sont des jeunes adolescent·e·s qui existent avec difficultés en périphérie de la société. Pas de travail, une vie sociale limitée à leur cercle étroit d’amis, une errance indéterminée dans les rues de leurs quartiers, la pesanteur d’un avenir vide, blanc, qui semble ne porter en lui aucun espoir de changement ou de sens. Livrés à eux-mêmes, ils sont figés dans une inertie existentielle qui peut leur sembler insurmontable. Durant notre interview, le jeune cinéaste genevois s’est livré sur les racines de son intérêt pour l’exclusion de l’adolescent : « Je ne veux pas faire une psychanalyse, mais c’est évident que cela vient de ma propre adolescence qui a été très difficile. (…) ça a eu un énorme impact sur mon parcours, ça m’a profondément marqué cette période de ma vie où je ne me sentais pas compris ou pas écouté ». La seconde énergie qui traverse ses films est celle de la réponse compassionnelle au désarroi de la première. Elle est incarnée par des personnages adultes, très souvent des éducateurs sociaux, qui figurent comme l’unique et l’ultime source d’écoute et de solidarité pour ces jeunes.

Son chemin d’apprentissage

C’est graduellement que Fred s’est approprié les moyens de son art. Son désir d’aller à la rencontre d’une jeunesse en mal existentiel et de lui permettre de s’exprimer s’est d’abord matérialisé sous la forme documentaire. Pour son premier long-métrage, Geisendorf (premier prix au festival Visions du Réel, en 2006), il est allé, caméra en main, suivre dans leurs vies quotidiennes quelques jeunes d’une vingtaine d’années. Chômage, désœuvrement, petite criminalité, errance indéterminée… C’est ici que son intention sera pour la première fois mise à jour : vouloir montrer au monde les difficultés existentielles d’une jeune génération suisse, sans la juger ou l’interpréter, mais en la montrant telle qu’elle est, telle qu’elle veut se montrer elle-même. Or, le réalisme de la forme documentaire, trop confiné aux apparences, ne permettait pas à ses protagonistes de dévoiler pleinement leurs intériorités, et, on a le sentiment devant Geisendorf de rester en surface. C’est la fiction, avec le long-métrage Tapis Rouge, qui offrira à Fred et ses acteurs une plus grande liberté d’expression. Le scénario du film reflète symboliquement la fonction médiatrice de Baillif. Le personnage principal, nommé ‘Fred’, est animateur-éducateur et va pousser les jeunes de son quartier à réaliser leurs rêves : écrire un script dans lequel ils vont dépeindre leurs vies, et aller à Cannes pour trouver un producteur.

Un « réalisateur-social »

À l’inverse d’un Ken Loach, (le cinéaste social britannique qui a fait des films tels que I, Daniel Blake ou plus récemment Sorry We Missed You) Baillif n’est pas un cinéaste réaliste qui a pour intention de comprendre les causes du mal de ses personnages. Il ne cherche ni à faire une analyse sociologique, ni à émettre une opinion politique. Son message est à trouver dans son processus créatif plutôt que dans le contenu du film. Son désir fondamental, c’est de donner une voix, la plus authentique possible, à cette jeunesse, de lui donner l’opportunité de se faire entendre d’un monde qui semble les avoir oubliés. Fred Baillif est un cinéaste-médiateur. La plus grande force du cinéma, selon lui, est de se rendre capable d’être à l’écoute du monde, de prêter avec humilité l’oreille à ses murmures. C’est ainsi que dans son œuvre, la présence traditionnelle du réalisateur, du cinéaste tout-puissant, qui donne généralement au film sa direction et sa forme, s’efface derrière celle de ses personnages. Ses acteurs, presque tous non-professionnels, sont choisis pour la vie réelle qu’ils mènent : des adolescents en crise existentielle et des éducateurs désireux de les soutenir. Avant de débuter son tournage, Fred fait volontairement l’ébauche d’un scénario ouvert et inachevé pour laisser la possibilité à ses acteurs de le compléter à l’aide d’anecdotes de leurs vies privées. La sortie du documentaire et l’entrée dans la fiction narrative avec Tapis Rouge a permis au réalisateur et ses acteurs d’intégrer l’improvisation à leur processus créatif. Quelques indications élémentaires suffisent à Fred pour diriger ses acteurs. Il laisse intentionnellement suffisamment d’espace pour que ces jeunes s’expriment comme ils n’ont pas pu le faire dans leurs vies. Et on sent que Baillif vibre le plus intensément derrière sa caméra et que ses films réalisent leurs buts lors des séquences où ces jeunes acteurs, au lieu de créer un personnage fictif, s’autorisent à exprimer leurs individualités avec authenticité. Ainsi, Fred avoue : « Je n’ai jamais été un aussi bon éducateur depuis que je fais des films comme ça. On fait un vrai boulot avec ces jeunes. Un vrai boulot de valorisation. Maintenant je me revendique réalisateur-éducateur, réalisateur-social. Parce qu’on fait un vrai travail d’insertion ».

Semer des graines

Or, malgré l’opportunité que le cinéma de Fred offre aux vies de ces jeunes, il n’a pas le pouvoir de résoudre leurs dilemmes existentiels. Comme il l’admet, « Ce qui est compliqué c’est l’après. Tapis Rouge, ça a duré 2-3 ans, les jeunes venaient en festivals avec nous, c’était vraiment une expérience incroyable pour eux. Et puis en fait après ils ont refait leurs conneries… Y’en a qui sont allés en taule. Mais pas tous. » En fin de compte, Fred me fait comprendre que, finalement pour ces adolescents, c’est au sein d’eux-mêmes que réside la possibilité d’un changement salutaire. « Les gens ont beaucoup pensé que ce qu’on pouvait leur apporter ça pourrait les changer… Faut arrêter de penser comme ça. Mais je suis sûr qu’on a semé des graines. Et c’est ça le travail d’éduc’ à la base ». Son approche nous fait comprendre que le rôle de celui qui veut aider n’est pas de faire sienne la volonté de celui qu’il aide mais de créer, au travers d’une relation d’écoute et de confiance, des conditions pouvant inspirer chez lui des intentions de progrès.

Prochain long-métrage : Conte de Fées

Après avoir délaissé le temps d’un film son sujet de prédilection (La Preuve Scientifique de l’existence de Dieu, dans lequel il a abordé le sujet du militantisme suisse), Fred Baillif y revient avec son prochain long-métrage Conte de fées, dont il compte finaliser le montage pour le mois de mai 2020. Il admet en effet « c’est ce sujet-là qui me passionne, et je me suis rendu compte avec le temps que quand je voulais traiter d’autres sujets j’étais beaucoup moins bon dans ma réalisation. Le dernier film que j’ai fait (La Preuve…), il n’était pas dans cette thématique-là, et j’ai le sentiment d’avoir moins bien réussi mon film ». Cette fois-ci, il se penche sur les vies d’un groupe de jeunes adolescentes en rupture, habitant dans un foyer de réinsertion professionnelle. On retrouve les mêmes caractéristiques que dans Tapis Rouge : des actrices non-professionnelles choisies pour la correspondance de leurs vies avec le script, une prédominance donnée à l’improvisation dans la réalisation, un désir profond d’être à l’écoute de leurs souffrances, et de semer des graines. Fred y ajoute aussi une dimension politique absente de ses précédents films : il met en lumière les contradictions d’un système éducatif qui, dans le but de protéger nos générations d’adolescent·e·s, les plonge dans un environnement liberticide. Avec Conte de Fées, Baillif concède qu’il a définitivement trouvé la raison d’être de son cinéma. Il débute en ce moment sa campagne d’envoi pour les festivals et la sortie en salle est prévue pour la fin de l’année.

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Par Lucas Millet, publié le 29 avril 2020
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crédit photo : Lucas Millet

Fred Baillif termine en ce moment la production de son quatrième long-métrage, Conte de Fées. Le cinéaste genevois a fait de son art un acte de solidarité sociale envers une génération adolescente en rupture.

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L’univers de Fred Baillif

Ne pas être aimé. Ne pas se sentir chez soi dans la société, ou au sein même de sa propre famille. Voilà le noyau central, la douleur primordiale autour de laquelle s’édifie l’univers filmique de Fred Baillif. Ses personnages sont des jeunes adolescent·e·s qui existent avec difficultés en périphérie de la société. Pas de travail, une vie sociale limitée à leur cercle étroit d’amis, une errance indéterminée dans les rues de leurs quartiers, la pesanteur d’un avenir vide, blanc, qui semble ne porter en lui aucun espoir de changement ou de sens. Livrés à eux-mêmes, ils sont figés dans une inertie existentielle qui peut leur sembler insurmontable. Durant notre interview, le jeune cinéaste genevois s’est livré sur les racines de son intérêt pour l’exclusion de l’adolescent : « Je ne veux pas faire une psychanalyse, mais c’est évident que cela vient de ma propre adolescence qui a été très difficile. (…) ça a eu un énorme impact sur mon parcours, ça m’a profondément marqué cette période de ma vie où je ne me sentais pas compris ou pas écouté ». La seconde énergie qui traverse ses films est celle de la réponse compassionnelle au désarroi de la première. Elle est incarnée par des personnages adultes, très souvent des éducateurs sociaux, qui figurent comme l’unique et l’ultime source d’écoute et de solidarité pour ces jeunes.

Son chemin d’apprentissage

C’est graduellement que Fred s’est approprié les moyens de son art. Son désir d’aller à la rencontre d’une jeunesse en mal existentiel et de lui permettre de s’exprimer s’est d’abord matérialisé sous la forme documentaire. Pour son premier long-métrage, Geisendorf (premier prix au festival Visions du Réel, en 2006), il est allé, caméra en main, suivre dans leurs vies quotidiennes quelques jeunes d’une vingtaine d’années. Chômage, désœuvrement, petite criminalité, errance indéterminée… C’est ici que son intention sera pour la première fois mise à jour : vouloir montrer au monde les difficultés existentielles d’une jeune génération suisse, sans la juger ou l’interpréter, mais en la montrant telle qu’elle est, telle qu’elle veut se montrer elle-même. Or, le réalisme de la forme documentaire, trop confiné aux apparences, ne permettait pas à ses protagonistes de dévoiler pleinement leurs intériorités, et, on a le sentiment devant Geisendorf de rester en surface. C’est la fiction, avec le long-métrage Tapis Rouge, qui offrira à Fred et ses acteurs une plus grande liberté d’expression. Le scénario du film reflète symboliquement la fonction médiatrice de Baillif. Le personnage principal, nommé ‘Fred’, est animateur-éducateur et va pousser les jeunes de son quartier à réaliser leurs rêves : écrire un script dans lequel ils vont dépeindre leurs vies, et aller à Cannes pour trouver un producteur.

Un « réalisateur-social »

À l’inverse d’un Ken Loach, (le cinéaste social britannique qui a fait des films tels que I, Daniel Blake ou plus récemment Sorry We Missed You) Baillif n’est pas un cinéaste réaliste qui a pour intention de comprendre les causes du mal de ses personnages. Il ne cherche ni à faire une analyse sociologique, ni à émettre une opinion politique. Son message est à trouver dans son processus créatif plutôt que dans le contenu du film. Son désir fondamental, c’est de donner une voix, la plus authentique possible, à cette jeunesse, de lui donner l’opportunité de se faire entendre d’un monde qui semble les avoir oubliés. Fred Baillif est un cinéaste-médiateur. La plus grande force du cinéma, selon lui, est de se rendre capable d’être à l’écoute du monde, de prêter avec humilité l’oreille à ses murmures. C’est ainsi que dans son œuvre, la présence traditionnelle du réalisateur, du cinéaste tout-puissant, qui donne généralement au film sa direction et sa forme, s’efface derrière celle de ses personnages. Ses acteurs, presque tous non-professionnels, sont choisis pour la vie réelle qu’ils mènent : des adolescents en crise existentielle et des éducateurs désireux de les soutenir. Avant de débuter son tournage, Fred fait volontairement l’ébauche d’un scénario ouvert et inachevé pour laisser la possibilité à ses acteurs de le compléter à l’aide d’anecdotes de leurs vies privées. La sortie du documentaire et l’entrée dans la fiction narrative avec Tapis Rouge a permis au réalisateur et ses acteurs d’intégrer l’improvisation à leur processus créatif. Quelques indications élémentaires suffisent à Fred pour diriger ses acteurs. Il laisse intentionnellement suffisamment d’espace pour que ces jeunes s’expriment comme ils n’ont pas pu le faire dans leurs vies. Et on sent que Baillif vibre le plus intensément derrière sa caméra et que ses films réalisent leurs buts lors des séquences où ces jeunes acteurs, au lieu de créer un personnage fictif, s’autorisent à exprimer leurs individualités avec authenticité. Ainsi, Fred avoue : « Je n’ai jamais été un aussi bon éducateur depuis que je fais des films comme ça. On fait un vrai boulot avec ces jeunes. Un vrai boulot de valorisation. Maintenant je me revendique réalisateur-éducateur, réalisateur-social. Parce qu’on fait un vrai travail d’insertion ».

Semer des graines

Or, malgré l’opportunité que le cinéma de Fred offre aux vies de ces jeunes, il n’a pas le pouvoir de résoudre leurs dilemmes existentiels. Comme il l’admet, « Ce qui est compliqué c’est l’après. Tapis Rouge, ça a duré 2-3 ans, les jeunes venaient en festivals avec nous, c’était vraiment une expérience incroyable pour eux. Et puis en fait après ils ont refait leurs conneries… Y’en a qui sont allés en taule. Mais pas tous. » En fin de compte, Fred me fait comprendre que, finalement pour ces adolescents, c’est au sein d’eux-mêmes que réside la possibilité d’un changement salutaire. « Les gens ont beaucoup pensé que ce qu’on pouvait leur apporter ça pourrait les changer… Faut arrêter de penser comme ça. Mais je suis sûr qu’on a semé des graines. Et c’est ça le travail d’éduc’ à la base ». Son approche nous fait comprendre que le rôle de celui qui veut aider n’est pas de faire sienne la volonté de celui qu’il aide mais de créer, au travers d’une relation d’écoute et de confiance, des conditions pouvant inspirer chez lui des intentions de progrès.

Prochain long-métrage : Conte de Fées

Après avoir délaissé le temps d’un film son sujet de prédilection (La Preuve Scientifique de l’existence de Dieu, dans lequel il a abordé le sujet du militantisme suisse), Fred Baillif y revient avec son prochain long-métrage Conte de fées, dont il compte finaliser le montage pour le mois de mai 2020. Il admet en effet « c’est ce sujet-là qui me passionne, et je me suis rendu compte avec le temps que quand je voulais traiter d’autres sujets j’étais beaucoup moins bon dans ma réalisation. Le dernier film que j’ai fait (La Preuve…), il n’était pas dans cette thématique-là, et j’ai le sentiment d’avoir moins bien réussi mon film ». Cette fois-ci, il se penche sur les vies d’un groupe de jeunes adolescentes en rupture, habitant dans un foyer de réinsertion professionnelle. On retrouve les mêmes caractéristiques que dans Tapis Rouge : des actrices non-professionnelles choisies pour la correspondance de leurs vies avec le script, une prédominance donnée à l’improvisation dans la réalisation, un désir profond d’être à l’écoute de leurs souffrances, et de semer des graines. Fred y ajoute aussi une dimension politique absente de ses précédents films : il met en lumière les contradictions d’un système éducatif qui, dans le but de protéger nos générations d’adolescent·e·s, les plonge dans un environnement liberticide. Avec Conte de Fées, Baillif concède qu’il a définitivement trouvé la raison d’être de son cinéma. Il débute en ce moment sa campagne d’envoi pour les festivals et la sortie en salle est prévue pour la fin de l’année.

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